Chapitre 5 Les effets de la professionnalisation

Quelles sont les conséquences de la professionnalisation de l’encadrement des chœurs amateurs ? Le modèle d’éducation populaire qui a sous-tendu le développement des pratiques chorales jusque dans les années 1980-1990 reposait sur l’engagement bénévole de chefs bénévoles. La professionnalisation des chefs découle d’une transformation de leur profil et de leur formation. Mais elle implique également une évolution dans la façon dont ces chefs rémunérés se projettent dans la pratique chorale. Elle transforme également les relations qu’entretiennent les chefs avec leurs groupes, et de ce fait l’expérience même des choristes et la dynamique globale du monde choral.

Des séries de questions d’échelle ont été posées aux chefs et aux responsables associatifs qui répondaient pour le compte des ensembles. Celles-ci visaient à alimenter la réflexion des partenaires de l’enquête sur les besoins en accompagnement des chœurs amateurs dans la gestion de leurs relations avec leurs chefs, sur les besoins en formation des chefs, et sur l’opportunité d’un projet de reconnaissance officielle des compétences de chef de chœur travaillant avec des ensembles amateurs. Au delà de ces enjeux pratiques, ces questions éclairent plus largement sur le rapport à la pratique chorale des chefs, et sur l’évolution du lien qu’ils tissent avec les ensembles.

5.1 Rapport des chefs à la direction chorale

Penchons-nous tout d’abord sur la façon dont les chefs de chœur se projettent dans la pratique chorale. Du fait de la transformation des cadres de formation, les parcours de direction évoluent, de même que la façon dont les chefs appréhendent leur rôle et leurs compétences de direction.

5.1.1 Parcours et formation des chefs

Opinions des chefs sur leur parcour de direction

Figure 5.1: Opinions des chefs sur leur parcour de direction

Le parcours des chefs professionnels diffère sensiblement de celui des chefs bénévoles. Ces derniers déclarent une expérience chorale antérieure à la direction plus conséquente que les chefs professionnels, et vivent plus fréquemment leur parcours de direction comme une évolution non anticipée. Le parcours des chefs bénévoles reflète plus étroitement le cas de choristes qui, sans l’avoir anticipé, sont conduits à passer au pupitre puis se forment dans un second temps. Par opposition à ce cheminement, les chefs professionnels présentent la direction comme un projet plus construit et se sont plus fréquemment formés à la direction avant de prendre la responsabilité d’un groupe.

Opinions des chefs sur leur formation

Figure 5.2: Opinions des chefs sur leur formation

En termes de formation, une large majorité des chefs se forme sur le terrain, mais ce cas de figure est plus fréquent pour les chefs bénévoles que pour les professionnels. Les premiers semblent globalement plus satisfaits de leur formation : seule la moitié des chefs rémunérés considère que leur formation est en adéquation avec la réalité du terrain. En revanche, les professionnels continuent un peu plus fréquemment à se former dans une logique de formation continue.

5.1.2 Relation des chefs avec les chœurs

 Opinions des chefs sur leur recrutement par un chœur amateur

Figure 5.3: Opinions des chefs sur leur recrutement par un chœur amateur

La reconnaissance des compétences des chefs par les chœurs repose peu sur le diplôme. C’est en particulier vrai pour les bénévoles pour qui celui-ci ne joue qu’un rôle marginal. ça l’est également pour les professionnels dont à peine un sur trois considère que leurs diplômes ont joué un rôle dans leur recrutement comme chef. L’expérience musicale en revanche a un poids beaucoup plus important, et en particulier l’expérience de musicien plus que celle de direction à proprement parler. Ces points confortent le constat établi au chapitre précédent d’une profession encore peu affirmée et encore en cours de légitimation.

Pour autant, la reconnaissance informelle de leurs compétences ne semble pas poser de problème aux chefs dans leurs négociations avec les ensembles. C’est clairement le cas pour les chefs bénévoles. Pour les professionnels, s’ils n’ont aucune difficulté à faire reconnaître leurs compétences, deux enjeux ressortent tout de même. Un quart des chefs professionnels rencontre des difficultés dans la négociation de leur rôle. Dans la mesure ou les chefs professionnels ont parfois une l’expérience du milieu choral moins marquée que les chefs bénévoles, il est possible que des divergences de vues émergent quant à la définition du périmètre de leurs responsabilités face au groupe. Le deuxième enjeu qui ne concerne pas (ou à la marge) les bénévoles est celui de la rémunération. Près d’un chef sur deux rencontre des difficultés dans la négociation de sa rémunération. Ce point conforte le constat de la grande diversité des pratiques de rémunérations sur le marché du travail des chefs de chœurs (cf. 4.2.1)

Si une majorité des chefs déclare être intéressée par le projet de reconnaissance de compétences porté par les commanditaires de cette étude, les enjeux que soulèvent cette attente doivent toute de même être mis en perspective des réponses aux questions précédentes. L’enquête souligne bien que les diplômes actuels ne reflètent pas complètement les compétences des chefs, et que leur expérience de terrain joue un rôle important. En revanche, cette situation ne semble pas avoir de conséquences sur leur capacité à faire reconnaître leur expertise. Les enjeux de transparence des niveaux de rémunération, comme ceux de clarification des statuts d’emploi semblent plus immédiatement importants .

5.1.3 Représentations du rôle de chef

Représentation de leur rôle par les chefs

Figure 5.4: Représentation de leur rôle par les chefs

Trois groupes de compétences ressortent ressortent dans la représentation que se font les chefs de leur rôle de direction.

  • Les compétences proprement musicales (Connaissance du répertoire, Technique de direction, Analyse / Interprétation et Technique vocale), complétées par l’animation de groupe. Celles-ci ne font pas débat : les chefs considèrent sans ambiguïté qu’elles rentrent dans leur rôle de chef de chœur ;
  • Les compétences liées à la mise en œuvre d’un projet artistique (Gestion de projet, Mise en espace et Ressources humaines). Celles-ci sont majoritairement considérées comme faisant partie du rôle du chef, quoi que de façon moins massive ;
  • Les compétences liées à la vie administrative du chœur (Gestion d’une association et Recherche de financements) : celles-ci sont majoritairement considérée comme ne relevant pas du rôle du chef.

Pour ces trois groupes, les professionnels sont globalement plus enclins que les bénévoles à considérer qu’une compétence fait partie du rôle de chef. Une césure s’opère cependant entre les compétences artistiques et le rôle d’animation. Les trois compétences pour lesquelles les bénévoles sont plus enclins que les professionnels à considérer qu’elles relèvent de leur rôle sont :

  • La technique d’animation d’un groupe,
  • Les ressources humaines,
  • La gestion d’un association

Les différences dans l’appréhension d’enjeux proches sont parlantes. La notion de “gestion de projet” inscrit directement le rôle du chef dans les modes de fonctionnement propres aux univers artistiques. Par opposition à celle-ci, la “gestion associative” renvoie plus à l’univers des pratiques de loisir au sens large. Il est symptomatique que les professionnels se retrouvent plus que les bénévoles dans la “gestion de projet” alors que c’est l’inverse pour la “gestion associative”.

Dans les grandes lignes, la représentation de leur rôle de direction reste donc cohérente entre chefs bénévoles et rémunérés, dans la hiérarchie globale qui est faite des différentes composantes de la direction. Dans le détail toutefois, on constate des divergences qui révèlent une plus grande sensibilité des bénévoles à la dimension d’animation associative du rôle de chef, quand les professionnels témoignent d’une plus grande proximité au rôle proprement artistique du chef.

5.1.4 Rapports des chefs à leurs compétences de direction

Représentations de leurs compétences par les chefs

Figure 5.5: Représentations de leurs compétences par les chefs

Dans les grandes lignes, on retrouve dans l’autoévaluation de leurs compétences par les chefs la même “hiérarchie” que celle établie par la conception de leur rôle. Les chefs semblent toutefois moins à l’aise sur certains enjeux techniques (Connaissance du répertoire et Technique vocale) que ne le laisserait supposer l’importance qu’ils accordent à ces aspects dans leur rôle de direction.

Globalement, les chefs professionnels semblent plus à l’aise sur l’ensemble des compétences de direction que les chefs bénévoles, à deux exceptions près :

  • La gestion d’une association ;
  • La recherche de financements

La dimension associative de l’activité chorale est effectivement globalement absente des formations à la direction, souvent focalisées sur les seuls aspects proprement musicaux.

5.2 Le recrutement du chef du point de vue du chœur

Les questions posées aux chœurs sur le processus de recrutement de leur chef permettent d’éclairer les difficultés qu’ils rencontrent pour recruter leur encadrement. L’objectif recherché par les partenaires de l’enquête était ici de cerner les besoins en accompagnement des ensembles. Les réponses à ces questions et en particulier les écarts entre les groupes éclairent certains enjeux du milieu choral amateur. Il convient toutefois de souligner en premier lieu que le prisme adopté (l’étude du “recrutement” de leurs chefs par les chœurs ) oriente déjà la conception que l’on se fait des dynamiques du milieu amateur.

5.2.1 Recrutement et rémunération du chef

Si elle est révélatrice de la relation qui se tisse entre chœurs et chefs, la notion même de recrutement est déjà en soi un prisme biaisé. L’étude des déterminants de la professionnalisation du point de vue des chœurs (cf. Section 4.3.2) à déjà révélé que les groupes ont moins tendance à rémunérer leur chef lorsque celui-ci est le fondateur de l’ensemble. La proportion de chœurs dirigés par leurs fondateurs varie quasiment du simple au double selon que le chef est bénévole ou systématiquement rémunéré.

Tableau 5.1: Rémunération et rôle du chef dans la fondation du chœur
Le chef est-il rémunéré ?
Caractéristique Non, le·la chef·fe est systématiquement bénévole, N = 334 Oui, le·la chef·fe est rémunéré·e occasionnellement, N = 53 Oui, le·la chef·fe est systématiquement rémunéré·e, N = 499
Le·la chef·fe actuel·le du chœur en est le·la fondateur·rice 43 % 51 % 24 %

Par ailleurs, même si l’on s’en tient aux groupes dont le chef actuel n’est pas fondateur du chœur, qui ont donc changé de direction au moins une fois, on constate que le turnover des chefs est clairement plus faible pour les groupes dont le chef est bénévole que pour les groupes qui rémunèrent leur chef. Les chefs dirigés par un bénévole ont ainsi recruté en moyenne 1,6 chefs au cours des 10 dernières années, contre 2,1 pour les groupes qui rémunèrent systématiquement leur chef.

Tableau 5.2: Rémunération et fréquence de remplacement du chef
Le chef est-il rémunéré ?
Caractéristique Non, le·la chef·fe est systématiquement bénévole, N = 188 Oui, le·la chef·fe est rémunéré·e occasionnellement, N = 26 Oui, le·la chef·fe est systématiquement rémunéré·e, N = 377
Au cours des 10 dernières années, combien de chef·fe·s ont dirigé le chœur ?
Médiane 1,00 2,00 2,00
EI 1,00 - 2,00 1,00 - 2,00 1,00 - 3,00
Moyenne 1,64 2,04 2,14
Manquant 14 3 9

Ces deux constats soulignent la profonde transformation du lien entre chef et groupe qu’induit la rémunération. Le modèle de développement du chant choral impulsé par les fédérations d’éducation populaire depuis les années 1950 reposait sur le rôle de chefs certes peu formés, mais incités à avoir une posture militante et motrice dans le développement de chœurs20. Deux figures de chefs émergeaient dans cette perspective : celle du chef fondateur dont la figure était indissociable du groupe, et celle du chef issus des rangs (potentiellement formé par le fondateur pour lui succéder), qui tendait à recréer le lien étroit et dans la durée instauré par le fondateur.

La professionnalisation des chefs renverse cette conception. Elle fait reposer la dynamique du milieu choral sur l’existence de groupes amateurs constitués, qui recrutent des chefs répondant à leurs attentes. Du point de vue du chef, elle fait relever le lien au groupe de ressorts autres que celui de l’engagement personnel bénévole. Elle facilite manifestement la rupture d’une relation qui reste d’ordre purement contractuel.

La notion de recrutement peut interroger. Des commentaires saisis par les répondants soulignent que cette perspective ne correspond pas au vécu de certains ensembles, en particulier lorsque le chef n’est pas rémunéré. En réponse à une question ouverte sur le recrutement du chef, la situation du chef est alors décrite dans les termes des deux mécanismes évoqués plus haut : celui du chef fondateur ( par exemple : “C’est l’une des 3 fondateurs”), ou celui du chef issu du rang (“Choriste qui a succédé à l’ancien chef”). Ces réponses peuvent même insister sur le retournement de perspective que constitue l’idée même d’un recrutement du chef par le chœur (“Le chef de chœur a fondé le chœur et c’est lui qui nous a recrutés.”).

Les développements qui suivent doivent donc être lus en gardant à l’esprit que la notion même de recrutement change de sens selon que le chef est rémunéré ou pas. Les 307 chœurs qui déclarent que le chef actuel était fondateur de l’ensemble ont été écartés du traitement de cette série de question sur le recrutement. Ce traitement pour effet de réduire la part des réponses “ni d’accord, ni pas d’accord” qui était artificiellement gonflé par les groupes pour lesquelles les questions posées n’avaient que peu de sens.

5.2.2 Attentes du chœur vis à vis du chef

Capacités des chœurs  à formuler leurs attentes à l'égard du chef

Figure 5.6: Capacités des chœurs à formuler leurs attentes à l’égard du chef

D’une manière générale, les chœurs amateurs n’expriment pas de difficultés dans la définition de leurs attentes à l’égard du chef qu’ils recrutent, tant sur le plan humain, que pédagogique et artistique. Toutefois, notons que les chœurs qui ne rémunèrent pas leurs chefs sont systématiquement moins affirmatifs en ce qui concerne la formulation de leurs attentes, que ceux dont le chef est professionnel. Cela est particulièrement vrai des attentes artistiques. Ce point conforte les remarques faites plus haut : les groupes dont le chef est bénévole relèvent au moins pour partie de situations où c’est moins le chœur qui exprime des attentes à l’égard du chef que le chef qui impulse une dynamique pour le chœur. Le rôle d’animation du chef est ici essentiel.

5.2.3 Évaluation des compétences du chef

Capacité des chœurs à évaluer les compétences de direction du chef

Figure 5.7: Capacité des chœurs à évaluer les compétences de direction du chef

Pour ce qui est de leur capacité à évaluer les profils de chefs, la situation est moins tranchée. La majorité des représentants de chœurs reste confiante dans sa capacité à évaluer la qualité de la direction des chefs. En revanche la connaissance des diplômes est moins fréquente. Ici encore, ceux-ci ne semblent pas jouer un rôle central dans le processus de recrutement, en particulier pour les chœurs dirigés par des bénévoles. Pour ces ensembles, d’autres logiques de sélection du chef sont à l’œuvre : bouche à oreille, cooptation en interne... C’est sans surprise que les chœurs qui rémunèrent leurs chefs se montrent plus sensibles au projet de reconnaissance officielle des compétences de direction de chœurs amateurs portés par les commanditaires de l’étude.

5.2.4 Difficultés de recrutement

Difficultés rencontrées par les chœurs lors du processus de recrutement

Figure 5.8: Difficultés rencontrées par les chœurs lors du processus de recrutement

Pour les chœurs dont le chef est rémunéré, la dimension financière ne semble poser que peu de difficultés. La question n’avait pas de sens pour les chœurs dont le chef est bénévole. Toutefois, le fait qu’une part importante (41%) des ensembles dirigés par des bénévoles réponde que leurs capacités financières ne permet pas de répondre aux attentes salariales des chefs suggère que certains groupes voient cet aspect comme un obstacle à la rémunération.

Du point de vue de la capacité des groupes à trouver un chef, c’est en définitive la disponibilité des candidats qui apparaît comme l’enjeu le plus problématique. Une majorité d’ensembles (près de la moitié) estime ne pas recevoir suffisamment de candidatures de chefs dans le cadre de leurs dernières procédures de recrutement de chef. Cette situation est particulièrement marquée pour les groupes dont le chef est bénévole, mais la rémunération du chef ne règle manifestement pas le problème : plus de 40% des groupes qui rémunèrent leur chef estiment tout de même ne pas avoir reçu suffisamment de candidatures.

Ce dernier point renvoie directement aux questions que soulève la démographie des chefs. Il fait écho aux témoignages de terrain faisant état d’ensembles amateurs qui peinent à trouver un nouveau chef, voire de la dissolution de groupes qui ne sont pas parvenus à renouveler leur direction.

5.3 Quelle relation entre les chœurs et leurs chefs ?

L’enquête éclaire les évolutions de la direction chorale dans le milieu amateur au cours des dernières décennies. La professionnalisation de la direction de chœur a des effets contrastés. Elle s’accompagne d’une hausse du niveau global de formation des chefs (cf. section 3.4), mais elle transforme plus globalement la relation qui se tisse entre les chefs et les groupes. Trois grands enjeux ressortent plus particulièrement.

Du point de vue des chefs, la transformation des formations et la professionnalisation font évoluer les profils, et ont tendance à resserrer la conception de leur rôle autour des enjeux proprement artistiques de la direction chorale. La prise en compte des enjeux propres à la dynamique associative du milieu a tendance à être moins marquée pour les chefs rémunérés.

Sur le plan de la relation qui se tisse entre chœurs et chefs, la rémunération inverse les dynamiques. Si les chœurs amateurs ont pu être considérés comme des émanations de leurs chefs, la professionnalisation inverse la relation et positionne les ensembles comme “recruteurs”. Toutefois ce changement de paradigme ne correspond pas systématiquement au ressenti des ensembles amateurs.

Troisième enjeu, la démographie des chefs soulève la question du renouvellement de cette population. De ce point de vue, les réponses des chœurs soulignent que la disponibilité de candidats reste la principale difficulté du processus de recrutement. Si l’offre d’une rémunération permet d’en limiter les effets, il reste malgré tout que 40% des groupes qui rémunèrent leurs chefs estiment ne pas avoir reçu suffisamment de candidatures à l’occasion de leurs procédures de recrutement.

References

Geoffray, César. 1975. César Geoffray par ses textes. Lyon: Éditions À Coeur Joie.

  1. Les écrits de César Geoffray sont parlant quant à cette conception du rôle de chef en tant “qu’animateur socio-culturel” (Geoffray 1975).↩︎