Chapitre 6 Conclusion

Près de vingt ans après l’État des lieux national du chant choral, cette nouvelle enquête jette une lumière nouvelle sur le monde choral. Nous concluons ce rapport en synthétisant ses principaux enseignements, en identifiant les principales questions que soulève l’évolution des pratiques chorales amateurs, ainsi que les perspectives de recherches nouvelles que ce travail invite à considérer.

6.1 Permanences et évolution d’un univers musical amateur

L’enquête nationale sur les pratiques chorales amateurs confirme l’originalité du milieu choral et souligne sa profonde transformation sur vingt ans.

6.1.1 Une pratique musicale originale

Dans le paysage des pratiques musicales en amateur, le chant choral s’impose comme une pratique de masse, marquée par des caractéristiques originales. Sur le plan de la démographie des pratiquants, il touche un public très féminisé. Surtout, il dépasse très largement l’horizon d’autres pratiques musicales amateurs qui restent fréquemment attachées à des publics jeunes inscrits dans des logiques d’apprentissage (éducation nationale, écoles de musiques, conservatoire…). Ce versant existe pour le chant choral mais il n’est pas documenté par l’enquête. Par contraste, la spécificité du milieu étudié ici est précisément de dépasser largement le cadre d’univers pédagogiques et de toucher un public essentiellement adulte, en activité et retraité, dans le cadre d’un milieu associatif largement autonome.

Sur le plan des répertoires, le milieu choral touche à des genres extrêmement divers, et de nombreux chœurs sont des lieux de rencontre d’esthétiques hétérogènes. De ce point de vue l’enquête confirme la permanence de la distribution du milieu choral en trois grandes catégories d’ensembles : spécialisés sur des répertoires dits “classiques”, spécialisés sur les répertoires de musiques populaires (musiques actuelles ou traditionnelles), et éclectiques. La possibilité de cet éclectisme semble ressortir comme l’une des conditions permettant de toucher un public large, notamment hors des grands centres urbains.

Son ampleur (3% à 5% de la population adulte) et ces caractéristiques font du chant choral une pratique profondément originale dans le paysage des pratiques musicales amateurs21. Ce milieu connaît toutefois des transformations profondes.

6.1.2 Professionnalisation de la direction : un renouvellement générationnel en trompe l’œil?

Les évolutions les plus marquantes du monde choral amateur concernent la direction. Deux évolutions très largement corrélées touchent la population des chefs de chœurs. D’une part cette population se transforme. Elle se féminise, et l’évolution au cours des trente dernières années des formations à la direction se ressent aujourd’hui. De plus en plus de chefs se sont formés au conservatoire ou à l’université.

D’autre part, la pratique de la direction se professionnalise. La rémunération du chef est désormais une pratique majoritaire. Cette évolution découle d’un renouvellement générationnel et devrait s’accentuer dans les années à venir avec le vieillissement des bénévoles restants, et le nombre très limité de jeunes chefs amateurs.

Cette professionnalisation intègre la direction de chœur au système des professions musicales, marqué par la pluriactivité et la combinaison d’emplois d’artistes interprètes, d’enseignants et de médiateurs. Toutefois, cette évolution n’est pas complètement achevée. L’hétérogénéité des pratiques de rémunération et de statuts interroge, de même que le poids important de statuts peu sécurisés (chèque emploi associatif, indépendance).

Pourtant, il n’est pas certain que ces évolutions garantissent le renouvellement de la population des chefs de chœurs. L’âge moyen des chefs augmente, la base de la pyramide des âges se resserre depuis 2005. Si les jeunes chefs ont un profil différent de leurs aînés, ils ne sont manifestement pas en nombre suffisant pour compenser le vieillissement de ceux déjà en activité. Et si la professionnalisation se traduit par une intensification de l’activité de direction (les chefs rémunérés dirigent plus de chœurs en moyenne que les bénévoles), il n’est pas dit que cela permette de compenser les cessations d’activité des chefs les plus âgés. Les chœurs amateurs le soulignent : ils peinent à trouver des candidats pour les diriger. Cette évolution contrastée soulève des questions quant à l’évolution des pratiques chorales.

6.2 Quelles perspectives pour les pratiques chorales en amateur ?

Au delà des transformations constatées du milieu, quelles évolutions futures l’image que dégage l’enquête laisse-t-elle présager ? Notre rôle n’est pas ici d’entrer dans une démarche prospective. Nous identifions toutefois quatre grandes interrogations déterminantes pour l’évolution des pratiques chorales amateurs.

6.2.1 Quelle évolution de la population des chefs de choeurs ?

Une incertitude pèse sur la démographie des chefs de chœurs. La population des chefs est-elle stable ? En progression ? En recul ? L’enquête, et en particulier les conditions de construction de l’échantillon22, ne permet pas de lever les doutes sur le renouvellement de cette population. Elle établit néanmoins des constats (augmentation de l’âge moyen des chefs, difficultés des chœurs à recruter) qui soulèvent la question du remplacement des chefs de chœurs.

Au delà de l’enjeu de l’évolution démographique, la question qui se pose est celle de l’équilibre entre différents modèles de direction. La professionnalisation de la direction suffira-t-elle à compenser l’effacement progressif des chefs bénévoles ? Cette professionnalisation doit-elle être la seule voie d’évolution de la direction de chœur ?

6.2.2 Quel modèle de formation pour les chefs de chœurs ?

Ces interrogations soulèvent d’autres questions sur les modalités d’accès à la direction de chœur et sur les cadres de formation. Les classes de conservatoire jouent désormais un rôle central qu’elles n’avaient pas il y a deux décennies. Sont-elles suffisantes pour alimenter les besoins en direction du milieu amateurs ? Les chiffres collectés par l’IFAC à la fin des années 2010 interrogent : de 2015 à 2018, 95 DEM de direction délivrés ont été recensés, avec un ralentissement constaté en 2019 . Même si les DEM ne sont qu’une fraction de l’ensemble des élèves des classes, le décalage avec l’ampleur des pratiques chorales est flagrant.

L’autre question que soulèvent les classes de direction est celle du profil et du devenir de leurs étudiants. Permettent-elles une bonne compréhension des enjeux propres à la pratiques chorale amateur des adultes ? Le rapport au répertoire qu’elles développent correspond-il à la réalité du milieu ? Et vers quelles perspectives de direction orientent-elles leurs étudiants ? Au delà du DEM, le modèle du conservatoire a comme horizon l’orientation vers les conservatoires nationaux et les Pôles supérieurs, la passation du DNSPM et du DE. Ces orientations sont en décalage avec la réalité du milieu amateur. Elles correspondent à la perspective de l’interprète travaillant dans un milieu purement professionnel, ou à celle de l’enseignant spécialisé s’adressant en priorité à un public jeune dans le cadre d’une école de musique ou d’un conservatoire. Cette tendance à vraisemblablement contribué à dynamiser les pratiques chorales juvéniles au cours des dernières décennies, mais on l’a vu, les pratiques chorales amateurs reposent également sur un autre modèle.

6.2.3 Quel modèle de professionnalisation de la direction ?

Troisième incertitude, celle des formes de la professionnalisation. Nous l’avons souligné, les pratiques sont très diverses en la matière. Les conditions de la professionnalisation portée par le milieu le plus proche des professions musicales (statuts de l’enseignement spécialisé, intermittence du spectacle), semblent clairement différentes de celles du reste du milieu associatif.

Les conditions de rémunération de la direction sont-elles amenées à converger ? Jusqu’à quel point ? Une homogénéisation des situations est possible (une telle enquête peut y contribuer ne serait-ce qu’en révélant l’état des pratiques). Mais la multiplicité des rôles de chef (à la fois artiste, pédagogue, animateur, médiateur…), comme celle des univers où se déploie le chant choral (milieu associatif, enseignement spécialisé, milieu de l’animation socio-culturelle…) contribue sans doute à la diversité des pratiques de rémunérations. Il n’est pas exclu de voire perdurer une coexistence entre profils de professionnalisation distincts.

6.2.4 Quelle dynamique des pratiques chorales ?

Derrière la question de la professionnalisation, c’est celle des dynamiques propres au milieu choral qui est en question. Le modèle porté par les fédérations d’éducation populaire pendant plusieurs décennies reposait d’abord sur le rôle moteur de chefs bénévoles souvent issus du rang des choristes. La professionnalisation semble distendre le lien tissé entre chefs et ensembles. Les groupes dirigés par des professionnels ont moins souvent été fondés par leur chef, et voient leur direction changer plus fréquemment. La notion même de recrutement inverse la dynamique du milieu en faisant désormais reposer la pérennité du milieu choral sur l’existence de groupes constitués qui rechercheraient des chefs. Toutefois, ce modèle interroge.

Le renouvellement de la population des chefs est-il suffisant pour répondre aux attentes des chœurs en recherche de chefs ? Symétriquement, quelles dynamiques sont aujourd’hui à l’origine de la création de nouveaux chœurs qui assureraient le renouvellement des ensembles ? Quel rôle les chefs professionnels jouent-ils dans ce cadre ? Quels autres acteurs, ou institutions se substituent au rôle militant des chefs bénévoles d’éducation populaire ? Le poids croissant d’institutions, en particulier celle de l’enseignement musical spécialisé, peut contribuer à relayer en partie le dynamisme du milieu associatif. Toutefois, une telle évolution aurait sans doute des répercussions importantes sur les publics touchés par ces pratiques.

6.3 Quels enjeux de connaissance du milieu choral ?

Si l’enquête éclaire de nombreuses évolutions du milieu choral, elle révèle également des points aveugles de notre connaissance de ces pratiques. Nous identifions trois chantiers de recherches importantes pour compléter les résultats de cette enquête, ainsi qu’un enjeu de réflexion plus large sur les outils d’observation du milieu choral.

6.3.1 Connaissance des choristes amateurs adultes

Un premier enjeu déterminant à explorer est celui du profil des choristes. Deux séries de questions demandent à être explorées ici.

Le premier enjeu est celui de l’évolution de la population des choristes. Assiste-t-on à un vieillissement et a un étiolement des pratiques chorales ? Ou à un renouvellement ? Quoique de façon imprécise, l’enquête confirme l’image d’une pratique chorale concernant avant tout des adultes, actifs et retraités. Ce point ne doit pas masquer d’autres évolutions qui ont touché le chant choral au cours des dernières décennies. L’intégration des pratiques chorales dans l’enseignement musical spécialisé, les incitations à le développer dans le cadre de l’éducation nationale portent le développement de pratiques plus conformes au modèle dominant de la musique en amateur : des pratiques jeunes fréquemment associées à des contextes d’apprentissage.

Deuxième enjeu, celui de la sociographie des choristes. L’enquête permet d’aborder cette question de manière détournée à travers les caractéristiques des communes de répétition. Ce lien est ténu, mais il conforte certaines hypothèses sur la sensibilité de la pratique chorale aux déterminants socio-professionnels. Ce point demande à être exploré plus rigoureusement.

6.3.2 Connaissance des formations à la direction

Derrière les transformations de la direction de chœur, les enjeux de formation sont essentiels. L’enquête souligne l’importance de ce questionnement : quelle formation à la direction pour quels chefs et quelles pratiques chorales ? L’évolution des formations à la direction est connue dans ses grandes lignes s’il s’agit d’étudier la transition des stages d’éducation populaire aux formations de l’enseignement spécialisé en passant par l’épisode des Centres d’Art Polyphonique / Missions voix. En revanche, nous ne disposons pas d’un point de vue global sur les contenus des formations institutionnalisées aujourd’hui (conservatoires et formations universitaires). L’enquête souligne que quelque soit leur profil, les chefs considèrent que leur formation n’était que partiellement en adéquation avec la réalité de la pratique de la direction auprès d’amateurs. Au delà de la diversité vraisemblable des situations, la prise en compte ou non des enjeux propres à la pratique amateur demanderait à être documenté plus précisément.

6.3.3 Connaissance des pratiques chorales juvéniles

L’enquête présentée dans le cadre de ce rapport explore les pratiques chorales amateurs hors de tout cursus pédagogique. Ces pratiques touchent essentiellement des adultes. Les pratiques chorales des enfants et adolescents sont donc largement invisible dans ces résultats. Elles sont pourtant un versant important du monde choral. L’intégration du chant choral à l’enseignement musical spécialisé dans les années 1980-1990, puis la volonté de développer les pratiques chorales dans l’Éducation Nationale23 sont des évolutions marquantes pour l’ensemble des pratiques chorales. Une connaissance plus fine de ces pratiques, des formes qu’elles prennent, des enjeux qu’elles soulèvent en termes d’encadrement et de formation… serait importante pour compléter la présente enquête.

6.3.4 Réflexion sur les outils de suivi du milieu choral

Dernier enjeu essentiel, celui des outils d’observation du milieu choral. L’enquête et ses conditions de passations ont révélé la perte sur vingt ans d’outils de suivi du milieu choral amateur. Cette évolution se traduit par une difficulté accrue à documenter ces pratiques et leurs évolutions. Le paysage choral que dessine l’étude est riche, mais cet aperçu demande à être prolongé, complété. Des points aveugles restent à explorer.

Certaines collectivités contactées à l’occasion de la réalisation de l’enquête ont témoigné d’un intérêt réel à l’égard de la démarche. Elles ont été, et nous leur en savons gré, des relais essentiels pour le succès de cette enquête. La dynamique qui s’est mise en place à cette occasion souligne tout l’intérêt d’une approche coordonnée sur ces enjeux. La connaissance et l’accompagnement des pratiques chorales auraient tout à gagner d’une réflexion concertée sur l’harmonisation et la mutualisation d’outils d’observation et de suivi des pratiques chorales amateurs sur les territoires.


  1. Seul le monde des orchestres d’harmonies, batteries-fanfares… présente des caractéristiques comparables. Le milieu choral se distingue sans doute peut être de la féminisation du milieu ?↩︎

  2. L’absence d’observatoires stables de la vie chorale dans le temps est ici en cause.↩︎

  3. cf. La Circulaire n° 2019-013 du 18-1-2019 pour le développement du chant choral à l’école↩︎